Manufacturing Crétin ?

mercredi 16 novembre 2005

De la nécessaire relation entre désir, savoir et créativité dans l’enseignement.

Extraits d’une interview du linguiste Noam Chomsky (né en 1928). Ces remarques d’un non- spécialiste de l’éducation indiquent d’une part que la question du rôle de l’école dans la fabrique de l’ignorance n’est ni nouvelle, ni franco-française ; et, d’autre part, que la réponse à cette question peut être totalement étrangère aux propos « nostalgiques-restaurationnistes » actuellement en vogue. Cet extrait montre ainsi que si le livre de monsieur Brighelli (La fabrique du crétin) est inspiré, pour le titre, d’un ouvrage de Chomsky et d’un film qui lui est consacré (Manufacturing Consent) il semble en revanche très éloigné de cet auteur pour ce qui est du contenu et de la méthode.

N.B. -Venons-en à vos années d’études. Vous dites une chose amusante dans Manufacturing Consent, justement en parlant de ces études : vous dites que vous vous êtes rendu compte que vous étiez bon en classe seulement à l’école secondaire parce qu’auparavant vous fréquentiez une école libre où il n’y avait aucune évaluation.

Noam Chomsky.- J’étudiais dans une école progressiste expérimentale, une école deweyenne. Et la question de savoir si vous étiez bon ou non ne se posait tout simplement pas. Je devais bien le savoir, en quelque sorte, puisque je sautais des années. Je suppose que je réussissais bien à l’école. Mais cela n’avait pas d’importance. Chaque enfant faisait ce qu’il pouvait, on s’entraidait ; la question de le compétition ne s’est jamais posée. Elle ne s’est posée que plus tard quand je suis allé dans une école secondaire académique.

N.B.- C’est le moment de vous demander de parler de l’éducation. Vous dites, dans Manufacturing Consent, que « l’éducation impose l’ignorance ». Que vouliez-vous dire, au juste ? Avez-vous quelque chose à dire sur l’état actuel du système scolaire ?

N.C.- Mes idées sur l’éducation proviennent essentiellement de mon expérience, de mon expérience d’élève et d’étudiant, et de mon expérience d’enseignant –j’ai longtemps enseigné l’hébreu. C’était très difficile : il s’agissait d’enseigner à des élèves qui étaient plus ou moins forcés d’être là, dans des conditions qui étaient loin d’être idéales. Ensuite, j’ai fréquenté la high school académique locale, pour étudiants brillants se destinant au collège et à l’université. Ce fut une perte de temps complète et je ne me souviens absolument rien de ce que j’y ai appris : il ne me reste qu’un grand trou noir. J’ai eu des A et obtenu une bourse, mais j’aurais pu tout aussi bien rester à la maison.

N.B.- Est-ce là ce que vous aviez en tête en disant que l’éducation impose l’ignorance ?

N.C. -Je veux d’abord dire que ce n’était que de l’endoctrinement. On passait à travers un rituel d’endoctrinement : j’apprenais par cœur ce qu’il fallait, comme un bon élève. Et c’était totalement ennuyeux. Les professeurs n’avaient même pas à se donner la peine d’enseigner puisque tous leurs élèves étaient brillants et plutôt motivés : ils s’asseyaient et regardaient par la fenêtre pendant que les élèves faisaient le travail qu’ils auraient fait de toute façon. On retrouvait donc là, habituellement, les pires professeurs. Par la suite, je me suis rendu compte que, généralement, c’est ce qu’est l’éducation : de l’endoctrinement. Je l’ai constaté à plusieurs reprises, même dans l’expérience de mes propres enfants. Les enfants qui pensent librement ont des ennuis à l’école, ennuis qu’on nomme troubles du comportement. Il faut faire ce que dit le professeur, et si le professeur demande quelque chose d’idiot, il faut le faire tout de même : vous avez alors des félicitations. Mais si vous dites : « Non, je ne ferai pas cela, c’est stupide », alors vous avez des ennuis. Parce que vous n’avez pas le droit de penser librement. Bien des collèges et des universités fonctionnent de cette manière ; et pourtant, il est frappant de le remarquer, quand vous examinez un endroit comme le MIT, qui est une université orientée vers la formation scientifique, la science ne fonctionne pas comme cela. En science, on ne transvase pas de l’information dans des contenus vides : on essaie d’apprendre aux gens à faire du travail créateur et original. L’enseignement de la science, particulièrement aux études supérieures, ressemble davantage à la relation que peuvent avoir un maître-menuisier et un apprenti qui cherchent ensemble à faire des choses, à résoudre des problèmes. Et il arrive que l’apprenti voie des choses que le maître-menuisier ne voit pas. Un des grands physiciens de ce siècle-il enseignait ici et il vient tout juste de prendre sa retraite- commençait son cours de premier cycle en disant à ses étudiants que la matière qu’ils couvriraient ensemble dans le cours n’avait aucune importance : ce qui comptait, c’était ce qu’ils allaient découvrir ensemble.

L’éducation, c’est apprendre à découvrir par soi-même. Ce n’est pas ainsi que l’éducation est traditionnellement conçue : les gens, après avoir parcouru tout un trajet au long duquel on leur enseigne le latin, le grec, où on leur fait lire Shakespeare et ainsi de suite, sont soi-disant éduqués, peuvent faire des mots croisés, mais ne comprennent absolument rien. Ceci dit, d’un autre côté, il peut bien sûr y avoir des écoles libres dans lesquelles on ne fait rien. Mais ce que l’éducation doit faire, c’est de permettre aux individus de découvrir des choses par eux-mêmes : car on ne peut transmettre la tradition à l’école, cela est ridicule et tout à fait impossible. Tout ce qu’on peut espérer est que l’école donne aux élèves l’amour du savoir et le désir d’apprendre. Si vous arrivez à cela, vous avez gagné ; sinon, vous avez perdu. Et peu importe la matière que vous aurez pu couvrir.

In : Normand Baillargeon et David Barsamian, Entretiens avec Chomsky, Ecosociété, Montréal, 2002, pp.36-40

P.Rocher