Mémoire de l’eclavage - 10 mai 2006

mercredi 26 avril 2006

La France honore le souvenir des esclaves et commémore l’abolition de l’esclavage le 10 mai, date anniversaire de l’adoption à l’unanimité par le Sénat de la loi de 2001 reconnaissant la traite et l’esclavage comme un crime contre l’humanité.
L’esclavage devant trouver sa juste place dans les programmes de l’éducation nationale à l’école primaire, au collège et au lycée, un BO paru le 20 avril, appelle à organiser un moment particulier de réflexion dans le cadre de la classe.

Quelques textes ici reproduits sont proposés :

TEXTE 1
Au Port-Louis de l’Île-de-France, ce 25 avril 1769.

[...] p s. je ne sais pas si le café et le sucre sont nécessaires au bonheur de l’Europe, mais je sais bien que ces deux végétaux ont fait le malheur de deux parties du monde. On a dépeuplé l’Amérique afin d’avoir une terre pour les planter ; on dépeuple l’Afrique afin d’avoir une nation pour les cultiver [...]

Ces belles couleurs de rose et de feu dont s’habillent nos dames ; le coton dont elles ouatent leurs jupes ; le sucre, le café, le chocolat de leurs déjeuners, le rouge dont elles relèvent leur blancheur : la main des malheureux noirs a préparé tout cela pour elles. Femmes sensibles, vous pleurez aux tragédies, et ce qui sert à vos plaisirs est mouillé des pleurs et teint du sang des hommes [...]

Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre, Voyage à l’Isle de France
Lettre 12

TEXTE 2
Mes amis,

Quoique je ne sois pas de la même couleur que vous, je vous ai toujours regardés comme mes frères. La nature vous a formés pour avoir le même esprit, la même raison, les mêmes vertus que les Blancs. Je ne parle ici que de ceux d’Europe ; car pour les Blancs des colonies, je ne vous fais pas l’injure de les comparer à vous ; je sais combien de fois votre fidélité, votre probité, votre courage ont fait rougir vos maîtres. Si on allait chercher un homme dans les îles de l’Amérique, ce ne serait point parmi les gens de chaire blanche qu’on le trouverait.

Votre suffrage ne procure point de places dans les colonies ; votre protection ne fait point obtenir de pensions ; vous n’avez pas de quoi soudoyer les avocats : il n’est donc pas étonnant que vos maîtres trouvent plus de gens qui se déshonorent en défendant leur cause, que vous n’en avez trouvés qui se soient honorés en défendant la votre. Il y a même des pays où ceux qui voudraient écrire en votre faveur n’en auraient point la liberté. Tous ceux qui se sont enrichis dans les îles aux dépens de vos travaux et de vos souffrances, ont, à leur retour, le droit de vous insulter dans des libelles calomnieux ; mais il n’est point permis de leur répondre. Telle est l’idée que vos maîtres ont de la bonté et de leurs droits ; telle est la conscience qu’ils ont de leur humanité à votre égard. Mais cette injustice n’a pas été pour moi qu’une raison de plus pour prendre, dans un pays libre, la défense de la liberté des hommes. Je sais que vous ne connaîtrez jamais cet ouvrage, et la douceur d’être béni par vous me sera toujours refusée. Mais j’aurai satisfait mon cœur déchiré par le spectacle de vos maux, soulevé par l’insolence absurde des sophismes de vos tyrans. Je n’emploierai point l’éloquence, mais la raison ; je parlerai, non des intérêts du commerce, mais des lois de la justice.

Vos tyrans me reprocheront de ne dire que des choses communes, et de n’avoir que des idées chimériques : en effet, rien n’est plus commun que les maximes de l’humanité et la justice ; rien n’est plus chimérique que de proposer aux hommes d’y conformer leur conduite.

Condorcet, Épître dédicatoire aux Nègres esclaves, mes amis


Texte publié en tête de la brochure intitulée “Réflexions sur l’esclavage des Nègres”, par M. Schwartz, pasteur du Saint Évangile à Bienne, membre de la société économique de B *** [Berne], Neufchâtel, 1781 IV-XVIII-86 pages. Seconde édition en 1788.

TEXTE 3
Pour Alejo Carpentier

Il est des nuits sans nom
il est des nuits sans lune
où jusqu’à l’asphyxie
moite
me prend
l’âcre odeur du sang
jaillissant
de toute trompette bouchée

Des nuits sans nom
des nuits sans lune
la peine qui m’habite
m’oppresse
la peine qui m’habite
m’étouffe

Nuits sans nom
nuits sans lune
où j’aurais voulu
pouvoir ne plus douter
tant m’obsède d’écœurement
un besoin d’évasion

Sans nom
sans lune
sans lune
sans nom
nuits sans lune
sans nom sans nom
où le dégoût s’ancre en moi
aussi profondément qu’un beau poignard malais

Léon-Gontran Damas, Pigments, Paris, Les éditions Présence africaine, 1937.

TEXTE 4
[...]

POURQUOI EN VOULOIR A TOUS CEUX DONT JE SUIS

qui retrouvent enfin
le fil du drame interrompu
au bruit lourd des chaînes
du brigantin frêle
mouillant dans l’aube grise de l’Anse aux KLOUSS
MASKILILIS
malins qui dansent
m’expliquerez-vous pourquoi tou-
jours sur cet immense fond rouge
de sang d’hommes jusqu’au der-
nier armés de sagaies et de flèches
à l’usage inutiles

Être de ceux qui jamais n’ont cessé d’être
un souvenir qui soudain retrouve enfin
le fil du drame interrompu
au bruit lourd des chaînes
du brigantin frêle
mouillant dans l’aube grise de l’Anse aux Klouss
c’est bel et bien restituer
le parfum fort du rythme des heures claires
battu le rythme
coupé le rythme
et
refoulé le rythme
Être de ceux qui jamais n’ont cessé d’être
un souvenir qui soudain retrouve enfin
le fil du drame interrompu
au bruit lourd des chaînes
du brigantin frêle
mouillant dans l’aube grise de l’Anse aux Klouss
Maskililis
malins qui dansent
m’expliquerez-vous pourquoi tou-
jours sur cet immense fond rouge
de sang d’hommes jusqu’au der-
nier armés de sagaies et de flèches
à l’usage inutiles
[...]

Léon-Gontran Damas Black-Label, IV (Extrait), Gallimard, NRF, Paris, 1956 , 2ème édition 2004.

TEXTE 5
Ah ! me soutient l’espoir qu’un jour je coure devant
toi, Princesse, porteur de ta récade à l’assemblée des
peuples.
C’est un cortège plus de grandeur que celui même de
l’Empereur Gongo-Moussa en marche vers l’Orient
étincelant.
O désert sans ombre désert, terre austère terre de pureté,
de toutes mes petitesses
Lave-moi, de toutes mes contagions de civilisé.
Que me lave la face ta lumière qui n’est point subtile,
que ta violence sèche me baigne dans une tornade
de sable
Et tel le blanc méhari de race, que mes lèvres de neuf
jours en neuf jours soient chastes de toute eau
terrestre, et silencieuses.
Je marcherai par la terre nord-orientale, par l’Égypte
des temples et des pyramides
Mais je vous laisse Pharaon qui m’a assis à sa droite
et mon arrière grand-père aux oreilles rouges.
Vos savants sauront prouver qu’ils étaient hyperboréens
ainsi que toutes mes grandeurs ensevelies.
Cette colonne solennelle, ce ne sont plus quatre mille
esclaves portant chacun cinq mithkals d’or
Ce sont sept mille nègres nouveaux, sept mille soldats
sept mille paysans humbles et fiers
Qui portent les richesses de ma race sur leurs épaules
musicales.
Ses richesses authentiques. Non plus l’or ni l’ambre ni
l’ivoire, mais les produits d’authentiques paysans et
de travailleurs à vingt centimes l’heure
Mais toutes les ruines pendant la traite européenne des
nègres
Mais toutes les larmes par les trois continents, toutes
les sueurs noires qui engraissèrent les champs de
canne et de coton
Mais tous les hymnes chantés, toutes les mélopées
déchirées par la trompette bouchée
Toutes les joies dansées oh ! toute l’exultation criée.
Ce sont sept mille nègres nouveaux, sept mille soldats
sept mille paysans humbles et fiers
Qui portent les richesses de ma race sur leurs épaules
d’amphore
La Force la Noblesse la Candeur
Et comme d’une femme, l’abandonnement ravie à la
grande force cosmique, à l’Amour qui meut les
mondes chantants.

Léopold Sédar Senghor, Chants d’ombre, Que m’accompagnent Kôras et Balafong, VIII, in Œuvre poétique, Éditions du Seuil, Paris, 1945, réédition 2006.

TEXTE 6
[...] Le 27 avril 1848, un peuple qui depuis des siècles piétinait sur les degrés de l’ombre, un peuple que depuis des siècles le fouet maintenait dans les fosses de l’histoire, un peuple torturé depuis des siècles, un peuple humilié depuis des siècles, un peuple à qui on avait volé son pays, ses dieux, sa culture, un peuple à qui ses bourreaux tentaient de ravir jusqu’au nom d’homme, ce peuple-là, le 27 avril 1848, par la grâce de Victor Schoelcher et la volonté du peuple français, rompait ses chaînes et au prometteur soleil d’un printemps inouï, faisait irruption sur la grande scène du monde.

Et voici la merveille, ce qu’on leur offrait à ces hommes montés de l’abîme ce n’était pas une liberté diminuée ; ce n’était pas un droit parcellaire ; on ne leur offrait pas de stage ; on ne les mettait pas en observation, on leur disait : “Mes amis il y a depuis trop longtemps une place vide aux assises de l’humanité. C’est la vôtre.”

Et du premier coup, on nous offrait toute la liberté, tous les droits, tous les devoirs, toute la lumière. Eh bien la voilà, l’œuvre de Victor Schoelcher. L’œuvre de Schoelcher, ce sont des milliers d’hommes noirs se précipitant aux écoles, se précipitant aux urnes, se précipitant aux champs de bataille, ce sont des milliers d’hommes noirs accourant partout où la bataille est de l’homme ou de la pensée et montrant, afin que nul n’en ignore, que ni l’intelligence ni le courage ni l’honneur ne sont le monopole d’une race élue. [...]

Aimé Césaire, extrait du discours prononcé le 21 juillet 1945 à l’occasion de la fête traditionnelle dite de Victor Schœlcher, publié dans Victor Schœlcher et l’abolition de l’esclavage, éditions Le capicin, Lectoure, mars 2004, p. 58.

TEXTE 7
La tristesse du diable

Silencieux, les poings aux dents, le dos ployé,
enveloppé du noir manteau de ses deux ailes,
sur un pic hérissé de neiges éternelles,
une nuit, s’arrêta l’antique foudroyé.
La terre prolongeait en bas, immense et sombre,
les continents battus par la houle des mers ;
au-dessus flamboyait le ciel plein d’univers ;
mais lui ne regardait que l’abîme de l’ombre.
Il était là, dardant ses yeux ensanglantés
dans ce gouffre où la vie amasse ses tempêtes,
où le fourmillement des hommes et des bêtes
pullule sous le vol des siècles irrités.
Il entendait monter les hosannas serviles,
le cri des égorgeurs, les te deum des rois,
l’appel désespéré des nations en croix
et des justes râlant sur le fumier des villes.
Ce lugubre concert du mal universel,
aussi vieux que le monde et que la race humaine,
plus fort, plus acharné, plus ardent que sa haine,
tourbillonnait autour du sinistre immortel.
Il remonta d’un bond vers les temps insondables
où sa gloire allumait le céleste matin,
et, devant la stupide horreur de son destin,
un grand frisson courut dans ses reins formidables.
Et se tordant les bras, et crispant ses orteils,
lui, le premier rêveur, la plus vieille victime,
il cria par delà l’immensité sublime
où déferle en brûlant l’écume des soleils :

- les monotones jours, comme une horrible pluie,
s’amassent, sans l’emplir, dans mon éternité ;
force, orgueil, désespoir, tout n’est que vanité ;
et la fureur me pèse, et le combat m’ennuie.
Presque autant que l’amour la haine m’a menti :
j’ai bu toute la mer des larmes infécondes.
Tombez, écrasez-moi, foudres, monceaux des mondes !
Dans le sommeil sacré que je sois englouti !
Et les lâches heureux, et les races damnées,
par l’espace éclatant qui n’a ni fond ni bord,
entendront une voix disant : Satan est mort !
Et ce sera ta fin, œuvre des six journées !

Leconte de Lisle, Poèmes barbares, 1872


L’histoire de la traite négrière et de l’esclavage représente une part importante de l’histoire de la nation française.

Nées de cette histoire douloureuse, les cultures des sociétés créoles (la Guyane, la Martinique, la Guadeloupe et La Réunion) sont des composantes non négligeables de l’environnement culturel français. Elles méritent d’être enfin reconnues.

Le 10 mai 2006 verra, en France hexagonale, la première Commémoration pour la Mémoire de l’esclavage et de ses abolitions. Conformément à son objectif - promouvoir les cultures de l’Afrique, des Caraïbes et de leurs diasporas -, le musée Dapper a souhaité apporter sa contribution à cet événement important, en favorisant les démarches menées par des jeunes