Réflexions sur l’enseignement de la shoah à l’école
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Pourquoi enseigner la déportation et la Shoah à l’école élémentaire à des enfants de 10 ans ?
Quelques réflexions en vrac ...
A l’occasion du 60ème anniversaire de la Libération du camp de la Mort d’Auschwitz, à l’occasion de la journée nationale du souvenir des victimes et héros de la déportation on est tenté peut-être à cause du pilonnage médiatique de passer du « plus jamais ça » au « Encore ! ». Mais encore quoi ? Encore parler des camps ? Encore parler des Juifs ? Encore enseigner la déportation à nos élèves ? Mais l’a-t-on fait ? Le fait-on suffisamment ?
C’est une question que je me suis posée longtemps, trop longtemps ... je retardais chaque année ce moment. Le programme est trop lourd, disais-je...
Lorsque nous abordions le 20ème siècle, c’était bien souvent en mai ou juin, je m’attardais sur la première guerre mondiale, la colonisation, et, ce faisant je renforçais peut-être ici ou là un sentiment anti-français chez certains de mes élèves, nous évoquions la guerre d’Algérie, la décolonisation... Un sentiment honteux grandissait chez moi d’année en année : d’abord, je ne respectais pas le programme, mais c’était là le moindre de mes conflits intérieurs, mais surtout je pensais que je manquais à ma mission d’éducateur et d’enseignant.
D’autant que mes origines personnelles compliquaient ces conflits : qu’allais-je induire en abordant le génocide ? En effet, ma famille maternelle algérienne et juive ayant vécu depuis très longtemps au Maghreb (patronymes à consonance arabe) est rapatriée d’Algérie en 1962. Ayant été élevé dans un sionisme de tradition avec lequel j’ai pris depuis mon adolescence une certaine distance, ayant passé quelques séjours dans des colos juives sionistes pendant lesquelles on m’avait placé de manière un peu brusque devant « Nuit et Brouillard » d’Alain Resnais ou encore pendant lesquels on reconstituait « la cage de verre », le procès d’Eichmann, je craignais un engagement trop personnel d’autant que mes parents, frères et sœurs ont émigré en Israël en 1987. Pour en finir avec mes origines, ma famille paternelle française d’origine alsacienne, non juive, a vu quelques-uns de ses membres déportés à Birkenau pour des raisons que je connais mal, politiques ou fuite du STO sans doute ...
Plusieurs faits et évènements ont ensuite contribué à ma confusion (ma judéité, mes rapports avec Israël, mes opinions politiques, mon devoir d’enseignant, ...) et à celle de mes élèves (amalgames entre Juifs et Israéliens, projection et identification au peuple palestinien ou irakien, ...) :
L’occupation des territoires palestiniens par Israël
La guerre du golfe en 1990 et les réactions de certains de mes élèves lorsque l’Irak envoyait quelques Scuds sur Israël
Les propos anti-sémites du front national et d’autres
Les différentes Intifadas et le positionnement des élèves dans ces conflits
La politique d’Israël de colonisation puis de séparation voire de ségrégation
Les attentats terroristes contre des civils en Israël
La mort télévisée du jeune palestinien Mohamed A-Dura
Les assassinats ciblés de Palestiniens par l’armée israélienne
Il était donc nécessaire que je fasse le tri et que trouve enfin un positionnement d’enseignant de l’Ecole Républicaine française ! Et là ce sont mes élèves qui m’y ont aidé :
La mort violente et inacceptable de Mohamed A-Dura, filmée en direct et largement diffusé en France a amené quelques-uns de mes élèves à un amalgame dangereux : Soldat israélien ↔ assassin ; Israélien ↔ Juif ; Mohamed ↔ palestinien ; Palestinien ↔ Arabe ; donc « les Juifs qui détestent les Arabes sont des assassins, et donc les Juifs sont dangereux. »
Quelles images et représentations pouvaient-ils avoir des Juifs en général et des Juifs d’Europe en particulier, que pouvaient ressentir mes quelques élèves juifs dans la classe ?
Là encore, je fus gêné aux entournures ... Comment lutter contre cet antisémitisme naissant ? Leur apprendre qui sont les Juifs m’amènerait, je le savais à parler du génocide et avais-je le droit de m’en servir pour lutter contre ce racisme latent ? Une tragédie de l’histoire - syndrome de l’enfant battu, pensai-je ...- ne saurait justifier des actes violents et inacceptables.
Le vingtième siècle ! Trop proche, trop violent, trop ancré dans nos histoires personnelles ... quel recul peut-on avoir ? Qu’il est confortable, aisé, facile d’aborder la préhistoire ou les châteaux forts et leur architecture, alors, attardons-nous sur ces périodes et, inconsciemment ou non évitons le Vingtième.
La réponse, c’est l’Ecole qui l’apporte : « faire, à travers une approche disciplinaire historique », comme le demande les programmes scolaires, « acquérir en même temps des références culturelles, à réinvestir dans les autres domaines, contribuant ainsi à la constitution d’une culture scolaire partagée. Par la connaissance du passé enfin, l’élève comprendra mieux le présent. »
La violence du Vingtième siècle, les crimes contre l’humanité, les guerres ... Tuer un enfant, c’est inhumain. Le racisme amène à des actes inhumains. Le génocide juif est une abomination ... Sur le fond, la question que je voulais aborder avec eux c’est un sujet du Bac Philo : " En quel sens peut-on dire d’un acte qu’il est inhumain ? ", qu’est-ce qui peut amener à des actes inhumains ?
Jean Chesneaux, que je lisais alors, dans « Du passé, faisons table rase. (Maspero, 1976) m’apportait quelques réponses : je devais enfin faire de l’histoire !
« Alors que le rapport passé -> présent est fondé sur le silence, l’occultation, le cloisonnement, le non-dit, le rapport inverse présent -> passé, doit être explicité, dit au grand jour, et donc politisé. Inverser le rapport passé-présent, c’est aussi, bien souvent, inverser les signes, renverser les conventions courantes sur la signification et la portée de tel fait. »
C’est en partie la méconnaissance de l’Autre, de son histoire, de ses origines, de son passé qui créent les quiproquos, les amalgames, les idées reçues, les xénophobies, les racismes. D’autre part la connaissance des idéologies du 20ème, déterminisme, eugénisme, théories de l’évolution de l’espèce humaine, nationalismes, ... me paraissait être pour mes élèves des notions difficiles à appréhender
« C’est arrivé et tout cela peut arriver de nouveau, c’est le noyau de ce que nous avons à dire. » Primo Lévi ne voyait dans les camps nazis ni un simple accident de parcours de l’histoire, ni le produit de la barbarie, mais au contraire un événement exemplaire à la fois humain et moderne.
Eveiller l’esprit critique et favoriser la réflexion en s’appuyant sur l’enseignement de l’histoire dans nos classes deviennent alors mes objectifs. Le génocide juif a ceci de particulier qu’il visait pour les Nazis non seulement l’extermination systématique et raisonnée d’un peuple mais aussi la disparition de sa culture et son histoire. C’est une remise en cause des fondements de la civilisation.
Je voulais amener mes élèves à réfléchir sur l’exercice du pouvoir mais aussi sur la responsabilité de tous face aux violations des droits de l’homme, à réfléchir à l’abus d’un système militaire et administratif d’une nation moderne, à se questionner sur les silences, les indifférences, les préjugés et aux éléments dangereux pour les démocraties.
Les écueils et les omissions, les travers et les erreurs, les représentations et les idées fausses me faisaient craindre d’aborder le sujet avec les élèves.
Georges Bensousan, professeur d’histoire, auteur de plusieurs ouvrages sur la Shoah présentait dans une conférence ces écueils :
L’antisémitisme ne suffit pas à rendre compte de la complexité du génocide : dès 1900 un discours scientifique empreint des travaux de Darwin amène à une vision biologique de la société, l’eugénisme qui réclame l’élimination des « nuisibles », malades, handicapés, homosexuels, Tziganes et Juifs.
Comprendre, ce n’est pas absoudre. Les enseignants que nous sommes doivent en être convaincus. La compréhension de la shoah évitera le mysticisme, cette simple idée du Bien et du Mal qui expliquerait ces horreurs. En 1945, ce n’est pas la victoire des forces du Bien contre celles du Mal.
Il est nécessaire d’intégrer la Shoah dans l’histoire de l’Europe. Il y a des signes précurseurs, des précédents, ne serait-ce que l’Arménie, mais aussi les silences des pays européens et des USA.
Les morts dans les camps sont morts pour rien. Ils ne sont pas morts pour l’humanité, pas morts pour les droits de l’homme, ni morts pour la création d’un état juif. Evitons la leçon de morale.
Bensousan continue en prévenant quelques écueils de cet enseignement :
Attention au vocabulaire : extermination : on n’extermine pas des hommes, mais des poux, des rats, des insectes ... Ce terme est un terme du vocabulaire nazi. On évite, comme dans le film d’Alain Resnais l’utilisation du mot « Juif », par pudeur ? Par crainte des réactions ?
Attention à la chronologie. La Shoah s’est déroulé dans un temps court, ce qui a empêché les réactions de la population juive. On pense que cela s’est déroulé sur 6 ans (39-45) voire plus si on prend comme base le premier camp de concentration dans les années 30. Or, la solution finale s’en mise en place en quelques semaines et la majorité des victimes a péri en 18 mois, du printemps 42 à l’automne 43.
Attention aux idées reçues :
La passivité du peuple juif. Rapidité de la mise en œuvre de la solution finale. Enfermement et épuisement physique et moral dans le ghetto de Varsovie par exemple. C’est une population brisée qui est envoyée dans les camps de la mort. La déportation n’y est tentée qu’en 1942. L’arbitraire est la loi.
Autre idée reçue : les Juifs ont toujours été persécutés. C’est là perdre de vue l’importance de la culture juive en Europe, les différents mouvements juifs tel le sionisme, le Bund, ...De même, les Juifs d’Europe ne constituent pas une communauté, c’est un fantasme anti-sémite d’un peuple organisé et complotant.
Encore, la « collaboration » des Kapos juifs, de la police juive de Varsovie, ... Tout serait blanc ou noir ?
Attention aux raccourcis : Israël est né de la culpabilité de l’Europe et de sa mauvaise conscience. Le génocide a brisé le sionisme, politiquement, démographiquement. La communauté juive de Palestine ne pouvait rien faire. Les cadres du sionisme sont morts dans les camps.
En quoi, la Shoah constitue une rupture dans l’histoire des hommes ? C’est le seul massacre de l’histoire pour lequel les assassins sont allés chercher les victimes et ce hors de leurs frontières même, et les ont déportés sur le lieu de leur massacre de manière industrielle. Sans l’Etat, encore, pas de politique génocidaire : c’est d’abord un simple mot sur un papier d’identité, une fiche, une liste qui créent un camp de concentration.
Faire avec nos élèves des comparaisons, des analogies : l’esclavage, les indiens d’Amérique du Nord, le Goulag, le génocide tutsi au Rwanda ... c’est aider à comprendre. L’unicité du génocide juif est une conclusion à laquelle la démarche historique amène et non un préalable (bien que le génocide tutsi soit lui aussi un génocide programmé par l’Etat hutu.)
Pour revenir à la question de l’acte inhumain avec nos élèves de 10 ans, je reprendrai une phrase de Bensousan : « Si la mémoire a une telle importance, si le fait de dire a une telle importance, c’est parce que cela permet de dire le droit. » La loi seule permet de faire la distinction entre l’humain et l’inhumain et les procès de Nuremberg comme celui d’Eichmann, de Touvier, Barbie, Papon ont eu cette vertu. Cette loi universelle, humaine, loi démocratique, c’est bien cela que nous devons enseigner.
Juste pour se dire qu’il y a encore et toujours du travail pour nous éducateurs et enseignants : l’image qui a fait la une de quelques tabloïds : un prince anglais, revêtu d’un uniforme nazi ... Just for fun ?
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