La Fontaine à l’école

Du Parnasse à la classe
dimanche 6 mars 2005
par  Philippe Rocher
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Je chante les héros dont Esope est le père, /Troupe de qui l’histoire, encor que mensongère, / Contient des vérités qui servent de leçons. / Tout parle en mon ouvrage, et même les poissons : / Ce qu’ils disent s’adresse à tous tant que nous sommes. /Je me sers d’animaux pour instruire les hommes.

LA FONTAINE ET L’ÉCOLE

La Fontaine n’est pas un écrivain pour enfants. Ce sont bien « les hommes » qu’il s’agit d’instruire, comme l’indique le fabuliste dans son adresse « A MONSEIGNEUR LE DAUPHIN » qui ouvre le premier recueil des Fables.

Et le lectorat de La Fontaine était composé de lettrés qui prisaient (ou méprisaient) ses fables comme ils débattaient des œuvres de Molière, Racine, Boileau, Perrault, Bossuet ou La Bruyère : c’est que La Fontaine avait anoblit un genre jusque là plutôt didactique et prosaïque réservé au public enfantin en hissant ses Fables au rang de monuments de l’art poétique français. Et qui plus est, La Fontaine comptait certainement sur des destinataires qui non seulement appréciaient sa manière nouvelle, mais comprenaient également qu’à l’édification des esprits et aux intentions satiriques, inhérentes au genre de la fable, s’ajoutait une critique plus ciblée des rapports de force et de pouvoir de son temps. Il n’était d’ailleurs, en ce point, pas toujours aussi explicite que dans La cour du lion ou dans cette fable :

LE RENARD ET LE BUSTE

Les grands, pour la plupart, sont masques de théâtre ;
Leur apparence impose au vulgaire idolâtre.
L’âne n’en sait juger que par ce qu’il en voit :
Le renard, au contraire, à fond les examine,
Les tourne de tout sens ; et, quand il s’aperçoit
Que leur fait n’est que bonne mine,
Il leur applique un mot qu’un buste de héros
Lui fit dire fort à propos.
C’était un buste creux, et plus grand que nature.
Le renard, en louant l’effort de la sculpture :
« Belle tête, dit-il, mais de cervelle point. »

Combien de grands seigneurs sont bustes en ce point !

La Fontaine n’est donc pas uniquement un « moraliste », d’autant que ses « leçons » ne sont pas assénées comme des « vérités » définitives et qu’il ne craint pas d’énoncer des discours contradictoires et que ses morales, parfois implicites, sont souvent ouvertes à l’interprétation et sollicitent la réflexion. L’absence de dogmatisme et de préjugés, une grande liberté d’esprit, vont de pair dans les Fables avec un refus de ne pas se prendre au sérieux et un plaisir de brouiller les pistes aussi manifeste que celui de narrer en utilisant tous les ressorts poétiques de la langue. C’est sans doute cette incertitude que J.-J.Rousseau avait bien vu, lequel recommandait de ne pas donner à lire aux enfants des fables dont les moralités souvent ambiguës n’étaient pas selon lui de nature à leur permettre, à leur âge, de distinguer le bien du mal, et relativisaient paradoxalement la valeur morale de ces textes. Pire même, elles risquaient d’encourager les mauvaises mœurs en valorisant des exemples discutables.

L’ÉCOLE ET LA FONTAINE

Pourtant, ni l’irrévérence à l’égard de maîtres de toutes sortes (de chiens, d’ânes, de royaumes, et même d’école dans L’enfant et le maître d’école...), ni l’avis de l’auteur de L’Émile, n’ont empêché qu’à partir du XIXe siècle, avec la laïcisation de l’enseignement et l’obligation scolaire, l’école soit devenue le principal vecteur de diffusion d’une œuvre dont certains textes les plus connus (par le biais de la fameuse récitation) constituent encore aujourd’hui l’unique patrimoine poétique commun à plusieurs générations, avec peut-être quelques poèmes de Prévert. Dans ce domaine, le célèbre vers de Victor Hugo Et s’il n’en reste qu’un je serai celui-là pourrait certainement s’appliquer à La Fontaine. Sans oublier l’éthique, et donc la politique, de la langue (clarté, génie, supériorité de la langue française, éradication des langues régionales...), qui accompagnaient alors les bonnes intentions pédagogiques, et sans nier l’importance des susages moralisateurs pouvant résulter d’une lecture « bourgeoise » réductrice et récupératrice des fables, il semblerait que les responsables de l’enseignement aient compris très tôt que les textes du poète La Fontaine, par leur sujet, leur liberté de ton et la vivacité de leurs vers mêlés, étaient sans doute plus susceptibles d’intéresser et de sensibiliser les jeunes élèves à la poésie que la monotonie de longues épopées en alexandrins ou le lyrisme d’un sonnet.

Si la pérennité de son œuvre de fabuliste était de toute façon assurée par son talent, La Fontaine doit aussi en partie à l’école et à la transmission massive qu’elle a assurée le passage de ses fables à la postérité, confirmant ainsi, dans le temps et par leur présence dans la mémoire collective tous milieux confondus, leur caractère universel. L’école n’est ainsi pas étrangère au fait que les fables sont toujours aussi vivantes après trois siècles dans l’édition, qu’elles continuent d’être une source intarissable d’inspiration pour les illustrateurs, pour des transpositions dans d’autres genres (BD, album) et des pastiches, ou pour des interprétations lues et chantées, sur scène ou enregistrées...et que les allusions intertextuelles plus ou moins discrètes soient encore perceptibles dans la littérature récente.

LES PROGRAMMES ET LES FABLES

L’inscription des fables La Fontaine dans la dernière liste des œuvres de littérature proposée par le ministère dans les documents d’application des programmes (Documents d’application des programmes, Littérature (2), cycle 3, Scérén-CNDP, 2004) prolonge donc une tradition plus que séculaire de lecture et de mémorisation des fables à l’école (au point qu’elles ont presque le statut de textes « pour élèves », écrits pour être recopiés, illustrés et récités en classe), et nous rappelle que la place de La Fontaine au programme de français de sixième ne saurait empêcher sa rencontre avec les élèves du primaire. Leur fréquentation des fables était de toute façon inscrite dans les pratiques que, de ce point de vue, le récent document entérine, tout en les orientant avec des propositions nouvelles d’utilisation.

Le document 2004 précise en introduction que les œuvres proposées
devraient permettre aux enseignants d’initier leurs élèves aux nombreuses problématiques et thématiques de la littérature et de la culture par l’approche d’œuvres qui « résistent », dont le sens profond ne se perçoit pas forcément dans une première lecture.
Par rapport à la liste proposée en 2002, la nouvelle sélection donne une place importante aux œuvres patrimoniales ou classiques, des livres qui continuent à être lus et appréciés aujourd’hui comme hier.
Le principal intérêt de ces œuvres, c’est qu’elles constituent le socle d’une culture partagée et que leur connaissance permet d’affiner l’interprétation d’œuvres contemporaines qui s’y réfèrent explicitement ou implicitement.

Cet ajout récent vient donc combler un vide qui, rétrospectivement, nous rappelle que la sélection de recueils de fables d’Esope dans la liste de 2002 a pu se concevoir un temps en l’absence d’une sélection de recueils des Fables de La Fontaine. Importance moindre accordée à l’époque aux textes plus classiques et priorité à la littérature jeunesse plus récente ? Attente d’un renouvellement conséquent de l’édition jeunesse en la matière ? Niveau de lecture dont la difficulté a été surévaluée ? Crainte que la présence de La Fontaine s’accompagne d’une utilisation « moraliste » de ses fables et apparaisse comme une concession à l’air du temps, comme le gage institutionnel d’un retour à une vision traditionnelle de l’école... ? Mais dans cette dernière hypothèse, ne courait-on pas précisément le risque de continuer à limiter l’usage des fables à la récitation, sans plus, de quelques unes, sans tenir compte du fait que pendant des années de nombreux enseignants ont renouvelé l’approche des Fables et plus généralement de la littérature à l’école, avec des activités qui anticipaient sur le contenu et l’esprit des programmes actuels ?

Il semblerait au contraire que la présence des Fables de La Fontaine était presque trop évidente et qu’elles y étaient comme l’arrière plan implicite. D’une part, la dernière référence bibliographique d’Esope était un recueil de fables d’Esope ET de La Fontaine, mentionné par ailleurs dans la notice, et la notice de Kalîla et Dimna : fables choisies précisait que les élèves compareront certains des textes aux fables de La Fontaine correspondantes. D’autre part l’objectif affirmé, dans ce document de 2002, de permettre aux élèves du primaire de se constituer une culture littéraire impliquait déjà qu’il importe en effet que tous les élèves aient eu la chance, dans leur scolarité, de rencontrer des œuvres -dont ils puissent parler entre eux, dont ils puissent discuter les valeurs esthétiques ou morales qui y sont mises à l’épreuve-, qui soient ce socle de références que personne ne peut ignorer. Et il convenait de donner à lire ces chefs d’œuvre dont est riche, la littérature adressée aux enfants (ou que de jeunes lecteurs ont reconnue pour leur), qu’elle soit ou pas « de jeunesse ».
Par ailleurs, il était écrit que les premiers ouvrages proposés avaient en commun d’ouvrir de manière exemplaire à ce monde imaginaire, qui vient compléter le monde réel et permet de mieux le comprendre, ce continent que le jeune lecteur explore, dont il faut retrouver les routes et les paysages familiers, cet univers où les thèmes, les personnages, les situations, les images, ne cessent de se répondre. (Les citations de ces deux derniers § sont extraites de l’introduction p.5, du Documents d’application des programmes, Littérature, Cycle 3 , Scérén-CNDP, 2002,).

Absentes de la première version de la liste, les Fables y étaient donc néanmoins perceptibles dans la description de cette "galaxie-jeunesse" dont le bestiaire, qu’elles partagent avec de nombreux contes et albums, n’est pas la moindre des composantes. Et c’est ce bestiaire qui, tel un retour du refoulé, est au bout du compte explicitement évoqué à la fin du chapitre « Ateliers de lecture » du document d’application de 2002, dans la partie relative au travail sur les substituts du nom, page 64, et dernière : Les relations entre noms génériques et noms spécifiques sont extrêmement complexes. Jouer avec est certainement essentiel. On voit comment on peut conduire les élèves à des exercices simples d’interprétation des substitutions nominales mais aussi à des jeux indéfinis : par exemple, retrouver l’extraordinaire bestiaire des substituts des noms d’animaux dans les fables de La Fontaine...

Mais l’enjeu de la présence des Fables dans la liste indicative du ministère n’est pas seulement la reconnaissance institutionnelle de leur statut dans la littérature de l’enfance et de leur intérêt pédagogique. Il est aussi leur intégration effective au nouveau programme de littérature de l’école élémentaire. C’est dire que les Fables sont particulièrement propices à l’utilisation des diverses modalités du "dire-lire-écrire" (lectures des œuvres, mises en réseau, débats interprétatifs, mises en voix, lectures d’images, écriture de textes, écrits de travail, copies...) qui structurent les activités de littérature à l’école, et parmi lesquelles la "récitation" demeure une des composantes nécessaires parmi tant d’autres.

Sur ce dernier point, voir sur ce site Dire, Lire, Écrire les fables ainsi que l’Anthologie école-collège : Fables choisies, mises en ligne... qui accompagne la rubrique La Fontaine, et sa présentation .