Quelques notes sur "enseigner des questions sensibles" (1ère partie)

Quelles approches ?
lundi 19 décembre 2005
par  Jean-Claude ROLLAND
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Quelques notes prises les 14 et 15 janvier 2005 lors du séminaire de la Desco, dans le cadre de la participation française au Groupe d’action internationale pour la mémoire de la Shoah (GAIS) et le mémorial de la shoah à Paris.

Quelles sont ces questions sensibles ? En quoi le sont-elles ? Quelles approches concrètes de l’enseignement de ces questions sensibles ici et maintenant ?
Entre devoir de mémoire, devoir d’histoire, droit à la mémoire et leçons d’histoire, comment enseigner sereinement ?

Faces aux résurgences d’actes et de paroles racistes et antisémites deux attitudes, deux approches alternent, s’opposent, se complètent : répression et éducation.
« Comment dire ? Comment faire ? Quelles pratiques pour enseigner des questions sensibles dans une société en évolution ? »

Enseigner des questions sensibles : André Kaspi, Professeur des universités, Université Paris I et Hubert Tison, Secrétaire général de l’APHG
Un professeur d’histoire prenant ses fonctions dans un lycée de Béziers est prévenu : attention, ici, le 19ème ne pose pas de problème avec les élèves et les familles, mais lorsqu’il faut aborder les guerres de religion ...
L’historien et l’enseignant affrontent le danger, et ce danger est variable selon les lieux et les moments.
Le lexique utilisé est porteur de valeurs ou de prises de position. On utilisera selon le point de vue "guerre de sécession", "guerre des Etats", "guerre civile" en parlant des conflits entre le nord et le sud aux Etats-Unis.
Les certitudes des élèves affichées sont également des obstacles à un enseignement serein. Quelques contestations de l’enseignement peuvent alors apparaître par négationnisme, par opinions relayées par les élèves ou par maladresses.

En lisant les conclusions de l’enquête de l’APHG (association des professeurs d’histoire et géographie) parues dans la revue « Historiens et géographes » n°384 en octobre 2003, on distingue plusieurs types d’incidents survenus lors de cet enseignement en collège et lycée :
- ce qui touche au domaine du religieux : trop d’islam, « catéchisme à l’école » quand on parle de la chrétienté, Jésus juif, visites de lieux de cultes, ....
- manifestations d’antisémitisme : injures, refus de traiter les sujets, « c’est l’histoire des Juifs », provocations, « assez de la souffrance des juifs »
- ce qui concerne la transposition à l’école des conflits du Proche-Orient, anti-sionisme, antisémitisme, amalgames, ... ou encore concernant la politique extérieure des Etats-Unis
- malaise dû aux élèves qui se considèrent comme n’étant perçus que comme « issus de l’immigration », cours sur la guerre d’Algérie, la colonisation, ...
Les réactions des enseignants peuvent être de trois ordres :
- fermeté, autorité voire autoritarisme
- étouffement, minimisant ces débats
- autocensure
Quels remèdes ?
- le temps : prendre le temps d’écouter, de laisser s’exprimer, débattre
- le savoir : permettre d’argumenter, convaincre par les connaissances et le savoir historique, lutter contre l’ignorance
- cohésion des équipes pédagogiques
- une formation initiale et continue de qualité
- rétablir l’autorité bienveillante des maîtres

Trois sujets se révèlent de manière récurrente comme sensibles :
- les religions, le fait religieux
- les Etats-Unis, l’esclavage, la mondialisation, et la politique extérieure
- la Shoah, la concurrence des mémoires

Les mots, le lexique sont, on l’a dit particulièrement importants. Plusieurs termes sont utilisés pour nommer la shoah :
- holocauste : terme à consonance religieuse, signifiant sacrifice, (étymologie : brûler en entier) utilisé principalement aux Etats-Unis
- shoah : mot hébreu utilisé par C. Lanzmann pour son film, signifiant anéantissement, désolation, ruine, calamité, catastrophe
- génocide : terme créé par R. Lemkin, pour qualifier de manière juridique les crimes nazis, crime contre l’humanité
- solution finale : (die Endlösung), terme nazi concernant la question juive.
- extermination : un terme utilisé pour qualifier les actes menés Einsatzgruppen (en allemand groupes d’action spécial) puis les camps d’extermination (Auschwitz Birkenau, Treblinka, Majdanek, Sobibor, Belzec, Chelmno, Janówska). C’est le terme utilisé par le document d’accompagnent des programmes en histoire au cycle 3.
- destruction des juifs d’Europe est un terme plus volontiers utilisé par les historiens.

Autre terme pouvant poser problème : l’unicité de la shoah :
En quoi la shoah est-elle unique dans l’histoire de l’humanité ?
Ce n’est pas le seul massacre, la seule extermination d’un groupe, la seule déportation, etc. Mais cette destruction des Juifs d’Europe est unique par le fait qu’un Etat annonce son intention délibérée de détruire un peuple, sa culture et son histoire et par la mesure inégalée des moyens mis en œuvre par l’Allemagne nazie.

Six millions ? C’est le nombre annoncé par Eichmann lors de son procès. Qu’en est-il ? On considère aujourd’hui que 5,3 à 5,9 millions de juifs ont péri pendant la shoah. En 4 ans, 2 juifs d’Europe sur 3 ont été assassinés parce qu’ils étaient juifs. Il s’agit de meurtres de masse, une barbarie industrielle planifiée par un état moderne. C’est ce qui fait de la Shoah, de l’histoire du nazisme, de la connaissance de ces idéologies meurtrières, l’histoire de tous.

La Shoah est-elle un accident de l’histoire ?
D’où vient cet antisémitisme nazi ?
Le juif est depuis la naissance de l’Eglise le déicide. Le juif est capitaliste. Le juif est paradoxalement également un révolutionnaire, il ne s’adapte pas. Il est le symbole d’une certaine modernité. Dès 1919, Hitler considère le juif comme un poison, un parasite qui doit être exterminé. Il s’agit d’une conception s’appuyant sur une nouvelle biologie, un darwinisme dangereux, cette évolution de l’espèce humaine qui amène à penser qu’une hiérarchie ethnique puisse exister.

Tout ceci amène l’enseignant lorsqu’il aborde cette période à trois qualités nécessaires :
- la précision du vocabulaire
- la rigueur de l’analyse
- la clarté concernant les explications concernant les courants de pensées.

Table ronde « Enseigner la Shoah » avec H. Rousso, Directeur de recherche, CNRS, A-M. Revcolevschi, Directrice de la Fondation pour la mémoire de la Shoah, M-C. Ruiz, Professeur d’histoire géographie et M. van Haperen, Centre d’études de la Shoah et des génocides d’Amsterdam.
Quelques questions soulevées, des réflexions à mener :
L’histoire prend de l’importance ici et maintenant, c’est-à-dire en France et dans cette période de ressentiments, de demandes de mémoires. La destruction des Juifs d’Europe, n’est pas l’histoire d’un peuple, elle est notre expérience commune.
Enseignerait-on trop la shoah ? Les qualifications juridiques de « génocide » et de « crime contre l’humanité » nés avec la solution finale interrogent la place de la mémoire.
L’identité juive n’est pas uniquement construite sur la shoah, elle est comme les autres identités construite sur la culture, les traditions et l’histoire de ce peuple. Qu’en savons-nous ? Que savons-nous des juifs d’Europe ?
La souffrance des uns rend-elle imperméables ou sensibles à celle des autres ? Au-delà de l’enseignement de l’histoire, les enseignants portent un intérêt certain à la shoah parce que cela constitue un devoir de réflexion.
Il paraît essentiel de détacher franchement la démarche historique des émotions. Le vocabulaire, la chronologie doivent être enseignées. Les outils pour cet enseignement sont nombreux : Internet, les sorties pédagogiques, les œuvres littéraires, artistiques et cinématographiques, la documentation nombreuse et riche.
Au-delà de la compassion et de l’empathie pour les victimes, l’école n’est pas le lieu où on peut enseigner la mémoire. Les voyages à Birkenau, l’étude de la shoah posent à nos élèves des questions qui vont bien au-delà de la mémoire : c’est la question même de la mort.
Les œuvres interrogent, questionnent, posent même la question du pourquoi, ce qui n’est pas une question pour l’historien qui s’intéresse davantage au comment, comment devient-on bourreau ? Il y a là une dichotomie entre la démarche scientifique de l’historien et la démarche sensible des arts et de la littérature.